Lundi 26 mars 1962. Un tract émanant de l’OAS, à
l’instigation du Colonel Vaudrey, demandait à la population du Grand Alger de
gagner, en une « manifestation de masse, pacifique et unanime, drapeaux en
tête, sans aucune arme et sans cri, le périmètre du bouclage de
Bab-El-Oued. »
« Non ! Les Algérois ne laisseront pas
mourir de faim les enfants de Bab-El-Oued. Ils s’opposeront jusqu’au bout à
l’oppression sanguinaire du pouvoir ».
Peu désireuse de voir les Algérois dans la rue, la
Préfecture de police interdit la manifestation et pour appuyer cette décision,
un important dispositif fut mis en place. Il était plus important et plus lourd
au fur et à mesure qu’on se rapprochait de la “frontière de Bab-el-Oued”.
Avenue du 8 novembre, des chars de 30 tonnes braquaient leurs canons de 75 vers
Bab-el-Oued et vers la place du Gouvernement.
De celle-ci au square Bresson, des half-tracks et des
automitrailleuses avaient pris place, tourelles tournées vers les terrasses des
immeubles et le centre de la ville. Bd Carnot on trouvait des C.R.S. Plus près
de la Grande-Poste, des militaires de l’Infanterie et plus loin des Marsouins
aux côtés desquels on voyait également des C.R.S. Rue Charles Péguy des camions
militaires avaient été mis côte à côte, barrant la rue dans toute sa largeur ...
Un pressentiment désagréable envahit cependant bon
nombre d’Algérois. Si le Préfet, Vitalis Cros, avait vraiment voulu interdire
la manifestation, pourquoi ne pas avoir, tout simplement instauré le
couvre-feu ? Pourquoi ne pas avoir informé la population des ordres
d’ouverture du feu donnés aux forces de l’ordre ? Il est probable que bon
nombre de manifestants seraient restés chez eux ce jour là. Mais la manifestation
devait se produire, on se contenta donc de l’interdire.
Le haut commandement militaire, pour des raisons qui
ne seront jamais élucidés, avait désigné, en particulier, pour assurer le service d’ordre, le
4ème Régiment de Tirailleurs, composé en majeure partie de Musulmans, des
appelés de surcroît. Ces hommes, fourbus, énervés, fébriles, agressifs à
l’excès, avaient été « mis en condition » par le bouclage de
Bab-el-Oued auquel ils avaient participé. Par ailleurs, ils avaient été enrôlés
dans une armée qu’ils ne considéraient pas -ou qu’ils ne considéraient plus-
comme la leur dès lors que le cessez-le-feu avait été proclamé et que
l’indépendance était imminente. Ils se devaient, par conséquent, de donner des
gages de fidélité et de bonne conduite à leurs futurs chefs et amorcer, au
mieux, leur « reconversion » dans la future armée algérienne. La
situation était idéale ! Ainsi, le moindre incident, la plus minime
provocation, pouvait faire craindre le pire et les autorités le savaient !
Cette unité, en l’absence étrange de son chef, le
colonel Goubard, était commandée par le chef de bataillon Poupat qui avait reçu
des ordres qui le firent sursauter : « Arrêter la manifestation par
tous les moyens, au besoin par le feu ! »
L’officier était ahuri. Un ordre d’une telle gravité
ne pouvait-être donné que par écrit… et il avait en mains la preuve de ce qu’on
lui demandait de faire. Aussi, à son tour, il le transmit à ses commandants de
compagnie en précisant toutefois de ne faire usage du feu qu’en cas de légitime
défense.
Vers 14h45, la foule estimée à plusieurs milliers de
personnes arriva aux abords de la rue d’Isly. Il y avait là des hommes de tous
âges, des femmes, des enfants. On était venu en famille et comme pour le 13
mai, on avait sorti les drapeaux tricolores et les médailles que les pères et
les grand-pères arboraient fièrement.
Là, les manifestants allaient buter sur un barrage de
tirailleurs commandés par le lieutenant Ouchène. Ce fut l’offensive du charme
chère aux Algérois… et qui avait si bien réussi jusque là…
On parlementa, on chercha à fléchir le jeune officier
en lançant un appel au patriotisme. “J’ai des ordres pour ne pas vous laisser
passer”, répondit-il. Finalement, le lieutenant accepta de laisser passer une
délégation avec un drapeau tricolore en tête. Mais la foule trépidante
s’infiltra à travers cette brèche et rompant le barrage se répandit dans la rue
d’Isly poursuivant sa marche vers le square Bresson.
Aussitôt un renfort de soldats fut envoyé par le
commandant Poupat afin de créer un nouveau barrage. Il s’agissait de quatre
sections aux ordres du capitaine Gilet qui, très vite, allaient entrer en
contact avec les manifestants. Comme précédemment, l’offensive de charme fut
lancée. Cependant, le lieutenant Ouchène, ayant appelé sa seconde ligne à la
rescousse, réussit à reconstituer son barrage, à couper et à arrêter le
cortège. Ainsi, ceux qui étaient passés, se retrouvaient bloqués ; ils ne
pouvaient plus ni avancer, ni reculer. Un sentiment de malaise envahit aussitôt
quelques manifestants qui se voyaient enfermer comme dans un piège… La tragédie
se nouait.
Il était 14h50 à l’horloge de la Grande Poste. Soudain
une rafale d’arme automatique dirigée sur la foule déchira l’air. Elle
provenait d’un pistolet mitrailleur servi par un tirailleur situé à proximité
du bar du Derby, sur le trottoir des numéros impairs de la rue d’Isly. Cela est
une certitude ! Ce fut le déclenchement de la fusillade généralisée.
Aussitôt, les armes crachèrent le feu, la mort et répandirent la terreur. Rue
d’Isly, rue Chanzy, rue Péguy, rue Alfred-Lelluch, bd Carnot, ce fut une
abominable boucherie.
Les premières victimes furent foudroyées dans le dos à
bout portant, comme en témoigneront les brûlures constatées sur leur peau et
leurs vêtements. C’était la confusion et la panique, la fuite générale et
éperdue. Des gens se réfugiaient dans les entrées d’immeubles, d’autres se
couchaient, certains, croyant être protégés dans l’entrée d’un magasin, s’y
entassaient : quelques secondes plus tard, ils étaient tous touchés par
une rafale. Les vitrines volaient en éclats entraînant d’horribles blessures.
De partout, les tirailleurs musulmans, tout sang-froid perdu, les yeux fous, en
transe, utilisant pour certains des balles explosives -comme le démontreront le
type des blessures infligées- vidaient chargeur sur chargeur, parfois fusil
mitrailleur à la hanche, sur le tourbillon humain qui s’agitait frénétiquement
devant eux et qui, très vite, s’immobilisa sous les rafales, cherchant à se
confondre avec le sol qui n’offrait le moindre abri.
Ca et là des corps sanguinolents s’amoncelaient. Des
flaques de sang recouvraient l’asphalte et commençaient à courir le long des
caniveaux. Chaque européen était devenu proie, gibier.
Un enfant qui s’était accroché à un panneau
publicitaire apposé à la façade de la Poste, s’écroula sur les marches, un
mètre plus bas…
La tempête de fer et de feu faisait rage. Les armes de
tous calibres semaient la mort avec une joie féroce, dirigée par des Français
sur d’autres Français. Des hommes qui, déjà, se portaient au secours des
victimes étaient touchés à leur tour. Au fracas des armes se confondaient les
hurlements de peur et de douleur, les plaintes, les râles et les prières de
ceux qui demandaient pitié. Mais de pitié il n’y en avait aucune chez ces
monstres là. C’était un spectacle horrible, inhumain. Dans le tumulte des
détonations, on percevait d’autres cris de détresse :
« Halte au feu ! Halte au feu ! »
« Mon lieutenant, faites cesser le feu, je vous
en prie ! »
Des gamins se réfugiaient en hurlant sous les voitures
à l’arrêt, des femmes se serraient dans les coins des paliers, criant et
pleurant, d’autres, comme sonnées, écarquillaient les yeux, effarées par ce
qu’elles voyaient.
La grêle de mitraille arrachait en cette confusion les
hurlements de ceux qui étaient atteints. La vie déchirée gémissait, se
retirait, en aboutissant péniblement au silence suprême. Qui sait combien de
temps cette tuerie durera encore ? Cherchant un abri, un jeune adolescent
en culottes courtes, courbé, la tête protégée entre ses bras, traversa la rue
en courant. Une rafale lui zébra le corps. Le malheureux tomba en criant sa
douleur. Son corps roula plusieurs fois sur l’asphalte rougi avant de
s’immobiliser. Un soldat portant distinctement des bandes vertes sur son casque
visait lentement, patiemment : 50 mètres plus loin, un pauvre vieux
courait, trébucha, se redressa, se remit à courir… le coup partit… et ce fut
fini !
POURQUOI ? Assassin ! Pourquoi ?… Les
gosses, les femmes, les vieux et même les hommes, quand ils sont désarmés ça ne
peut se défendre. Dans le dictionnaire, y a-t-il un mot qui qualifie une action
aussi abominable ?
La foule subissait cette fusillade folle et, en dépit
du vacarme assourdissant, l’on discernait clairement les flots de prières qui
s’élevaient de cette arène sanglante, rendant plus tragique encore cette vision
de cauchemar…
Au milieu de plaintes, de râles et de supplications,
dans une jouissance frénétique, les tortionnaires achevaient les blessés. Le
Professeur Pierre GOINARD de la faculté de Médecine d’Alger, sommité algéroise,
témoignera :
- Une femme de 40 ans, blessée, couchée par terre, bd
Laferrière, se relève ; un soldat musulman la tue d’une rafale de P.M. Mat 49,
à moins d’un mètre, malgré l’intervention d’un officier.
- Un vieillard, rue d’Isly. Le soldat musulman lui
crie “couche-toi et tu ne te relèveras pas !” Et il l’abat…
- Deux femmes, blessées à terre, qui demandent grâce
ont été achevées à coups de fusil-mitrailleur.
- Une femme, place de la Poste, blessée, gisait sur le
dos. Un soldat musulman l’achève d’une rafale. L’officier présent abat le
soldat.
- Un étudiant en médecine met un garrot à un blessé.
Au moment où il se relève avec le blessé, il essuie une rafale de mitraillette.
- Un médecin a vu, de son appartement, achever pendant
plusieurs minutes les blessés qui essayaient de se relever.
André BADIN, colonel Honoraire d’Infanterie et avocat
à la Cour d’Appel d’Alger, dira :
« J’ai été blessé par la première rafale et suis
tombé à terre. Un couple (mari et femme) a également été blessé à côté de moi,
et alors qu’ils se trouvaient tous les deux à terre, le mari a reçu une balle
dans la tête. J’ai vu sa femme lui soulever la tête et lui dire de lui
répondre. Lorsque cette personne s’est rendu compte que son mari était mort,
elle a poussé des cris atroces qui retentissent encore dans ma tête. »
Un civil, ancien de la première armée, cria en
direction du lieutenant Ouchène :
- C’est sur une foule désarmée que vous tirez et d’où
n’est venue aucune provocation. Arrêtez le feu, bon sang !
Et le lieutenant de répondre :
- Je devais faire mon devoir ; j’avais des ordres…
S’apercevant alors de l’épouvantable méprise, Ouchène
et le capitaine Techer, des civils également, hurlèrent « Halte au
feu ! ». Mais une démence s’était emparée des tirailleurs, l’hystérie
de tuer, la haine envers les Pieds-Noirs et, en cet instant, le rejet de la
France.
« Arrêtez donc, calmez-vous ! »
« Au nom de la France, halte au feu ! »
En vain. Et soudain, le lieutenant Ouchène, que
pressaient ou injuriaient les civils, fondit en larmes, à bout de nerfs…
Cette scène sera enregistrée par René Duval, envoyé
spécial d’Europe n°1.
Cependant, il n’y eut pas que les tirailleurs
musulmans -dont la plupart avaient déjà peint leur casque en vert- qui firent
preuve de sauvagerie. Les témoignages en ce sens sont formels : C.R.S. et
gardes mobiles participèrent également à la tuerie, notamment, la CRS 147 qui
barrait l’entrée du bd Baudin, la CRS 182 qui bloquait l’entrée de l’avenue de
la Gare et la CRS12 qui occupait la rampe Chassériau.
Après avoir laissé passer une partie de la foule qui
s’était avancée boulevard Baudin, les C.R.S. s’embusquèrent derrière leurs cars
ou derrière des arbres. Sans provocation de quiconque ni tirs provenant des
immeubles, ils ouvrirent brusquement le feu vers les rues Sadi Carnot, Clauzel
et Richelieu et vers le bd Baudin, faisant d’innombrables victimes.
Une anecdote très caractéristique de la haine que
vouaient ces “policiers” à la population algéroise a été rapportée par René
LOUVIOT, Officier de la légion d’honneur :
« A l’issue de la fusillade -à laquelle les
C.R.S. on participé- ces derniers faisaient lever les bras aux passants et les
matraquaient sur le crâne à coups de crosse ».
Il rapportera qu’un jeune garçon et deux jeunes
filles, dont l’une portait un drapeau tricolore plein de sang et crêpé de noir
se firent violemment insulter par ces fonctionnaires de police en ces
termes : « Vous pouvez vous le mettre dans le cul votre drapeau
tricolore… Va sucer les tétons de ta mère ! »
« Des A.M.X. sont passées dans la rue Bertezène
et, à la vue du drapeau taché de sang, les hommes ont fait un “bras d’honneur”.
Les gendarmes mobiles (rouges), ne furent pas en reste
dans l’accomplissement de ce massacre. Ils ouvrirent -sans provocation aucune-
le feu au tunnel des Facultés vers la rue Michelet et vers la rue d’Isly par
l’enfilade de l’avenue Pasteur, de même de la terrasse du Gouvernement général
vers les immeubles faisant face au Forum. Plus grave, après la fin de la fusillade,
ils tirèrent sur les blessés et leurs sauveteurs se dirigeant vers la clinique
Lavernhe dans l’avenue Pasteur, et longtemps après ils tuèrent Monsieur
Zelphati qui avait cru –le danger passé- pouvoir s’approcher de sa fenêtre,
devant son frère, sa femme, et son petit garçon.
Enfin la fusillade se tut, remplacée aussitôt par la
ronde infernale des hélicoptères et le hululement des sirènes des ambulances.
Sur les lieux du carnage, le spectacle était
abominable, insoutenable, inhumain. Des corps d’hommes, de femmes, d’enfants,
de vieillards jonchaient les trottoirs et la chaussée, se tordaient de douleur
dans des mares de sang. Plaintes et râles s’élevaient, insoutenables, dans
cette rue brûlée par un soleil fou et qui avait pris le visage de l’épouvante.
Le sol était jonché de morceaux de verre, de
chaussures de femmes, de foulards, de vêtements, de débris de toutes sortes… et
de centaines et de centaines de douilles. Un vague nuage de fumée et de
poussière s’étendait au-dessus des maisons. L’ombre de la mort planait sur
Alger. Les blessés appelaient, les survivants étaient blêmes, hébétés,
traumatisés à jamais.
Les secours s’organisaient. On chargeait les
blessés dans les ambulances, on réservait les morts pour les camions
militaires. De l’un d’eux, non bâché, on apercevait avec horreur des corps
sanguinolents, des corps empilés que l’on conduisait à la morgue, des corps qui
ne demandaient qu’à rester français et à continuer de vivre dans le pays de
leur enfance.
Adossé contre un platane, un homme dépoitraillé se
tenait le ventre, du sang entre ses doigts, maculant son pantalon. Près du
corps d’une jeune femme sans vie, une petite fille pleurait. Un peu plus loin,
une jeune fille de dix-sept ans environ avait pris une rafale en pleine
poitrine. Adossée à un mur, elle baignait dans son sang.
Les plaies des victimes atteintes par les balles
explosives étaient impressionnantes, effroyables et provoquaient d’atroces
douleurs.
Monique FERRANDIS, gravement blessée ce jour là,
témoignera sur le pouvoir de destruction de ce type de munition.
« J’ai senti une brûlure atroce dans la fesse
gauche, une brûlure qui s’est irradiée dans mon ventre et m’a fait énormément
souffrir immédiatement. J’avais le bassin pris dans un étau… lourd, avec une
brûlure. J’ai appris plus tard que c’était une balle explosive. J’ai d’ailleurs
toujours des éclats dans le bassin. J’ai rampé à plat ventre pour me mettre à
l’abri. Une seconde balle m’a fait exploser le pied droit. La balle est rentrée
sous le pied et, en répercutant par terre, elle a fait exploser le pied qui
n’était plus que de la charpie, une bouillie atroce. »
Durant quatre heures, les chirurgiens opérèrent
Monique Ferrandis. Depuis ce jour funeste où sa sœur Annie-France fut également
atteinte d’une balle dans le ventre et où sa troisième sœur, Renée, perdit la
vie, tout n’a été que souffrance, soins et opérations…
A l’issue de l’intervention chirurgicale, la jeune
fille (qui n’avait pas 20 ans) demanda qu’on lui remette les balles qui avaient
été extraites. On lui répondit qu’elles avaient été aussitôt saisies par les
enquêteurs. Il ne fallait qu’aucune trace de ce monstrueux forfait ne subsiste…
Sur les lieux du carnage, ceux qui n’avaient pas fuit
l’apocalypse, contemplaient avec tristesse et colère le résultat de ce génocide
et prirent alors conscience de l’horrible réalité. C’en était fini de leur
invulnérabilité, protégés qu’ils étaient par les vertus de l’amour. Ah !
Tout était fini ! Oui, tout était bien fini ! Il n’y avait plus d’Algérie, il n’y avait plus de France,
il n’y avait plus rien… que cette odeur fade de la mort qui vous prenait à la
gorge.
De longs filaments de sang à demi coagulé teignaient
ça et là la chaussée. Une femme hurlait, trépignait sur place. Une autre
exsangue, trempait un drapeau tricolore dans une flaque de sang. Des soldats
progressaient en colonne le long de la rue d’Isly. Alors elle leur cria :
« Pourquoi, pourquoi ?… Pourquoi avez-vous fait ça ? » Puis
elle éclata en sanglots.
Chez « Claverie », une boutique de lingerie
féminine située face à l’immeuble de la Warner Bros, rue d’Isly, on dégagea
deux cadavres qui avaient basculé dans la vitrine parmi les mannequins hachés
par les rafales. Dans le magasin « Prénatal », d’autres victimes,
poursuivies et abattues à bout portant, gisaient auprès des landaus et des
poucettes renversés.
Dans un immeuble de bureaux où des dizaines de
personnes hagardes, traumatisées s’étaient réfugiées, une jeune fille morte
avait été amenée là par son père. Entouré de son autre fille, de son fils et
d’un groupe de gamins, il tenait son enfant dans les bras, et parlait sans
cesse, ne s’adressant qu’à sa fille morte : « Ma petite chérie !
Ma petite chérie ! Ils ne t’emmèneront pas à la morgue. Je te le jure. Je
les tuerai tous plutôt. Je te défendrai. Ils ne te toucheront pas ! Je
vais t’emmener à la maison, je te le promets, tu seras enterrée dans un grand
drapeau. Comme un héros. Tu es morte pour la Patrie, tu as droit à un drapeau…
Ils ne pourront pas m’en empêcher ». C’était insoutenable.
Cette jeune fille, Michèle Torres, âgée de 20 ans
s’était rendue avec son père, sa sœur, son frère, ses cousins et une quinzaine
d’autres jeunes à la manifestation dans le but de fléchir les autorités et
d’obtenir la levée du siège de Bab-el-Oued. Agneau innocent, elle fut sacrifiée
à la folie des hommes et à leur barbarie.
L’hôpital Mustapha où les chirurgiens opéraient sans
relâche des centaines de blessés fut pris d’assaut par la population. On
voulait savoir si des parents ou des amis se trouvaient parmi les victimes. A la
salle des premiers soins, au milieu des flaques de sang, c’était un défilé
incessant de blessés qu’on soutenait ou de brancardiers qui ramenaient vers la
morgue des cadavres que l’on n’avait même pas le temps de recouvrir d’un drap.
On s’interpellait en pleurant, des femmes tombaient en
syncope. Un jeune homme s’écroula dans la foule, on le souleva, son pantalon
ensanglanté, il avait une balle dans la cuisse et il ne s’en était pas aperçu.
Le plasma commençait à manquer. C’est alors que la
solidarité prit corps. Les algérois, retroussant leur manche, se pressèrent
dans la grande salle des soins. Et, de bras à bras, le sang des rescapés coula
dans celui des blessés.
Dans le grand couloir qui menait à la morgue, c’était
la macabre procession. Les visages trahissaient le chagrin, les mains
tremblaient et se tordaient. Le flot de ceux qui s’y rendaient inquiets,
tendus, fébriles, et la cohorte lente et désespérée de ceux qui
revenaient : des femmes, des hommes, des enfants, des vieux, pliés en deux
par la douleur.
Les morts étaient là, disloqués, les yeux encore
ouverts dans leur stupeur. Il y avait beaucoup de femmes jeunes, de celles qui,
hier encore, faisaient la beauté et le charme de la ville blanche. Des visages
étaient recouverts d’un linge : C’étaient ceux qui avaient eu la tête
fracassée par un projectile. En quittant ce lieu sinistre, ceux qui avaient vu
ce spectacle ignoble et bouleversant savaient que seule la mort désormais les
libérerait de l’horrible vision…
La nuit tomba sur la ville comme un
linceul de mort. Pour ses habitants, c’était l’heure des prières, des
lamentations, des pleurs, du désespoir, de la douleur et de la haine… plus
forte que jamais. Ils ne parvenaient pas à oublier le vacarme terrifiant de la
fusillade, ni les cris déchirants, ni les appels de détresse, ni le hululement
sinistre des sirènes et il leur semblait que la ville gémissait, meurtrie de
tous les amours passés sur elle, tandis que des vols d’oiseaux nocturnes,
noirs, aux longs becs et aux griffes acérées, palpitaient dans la lueur ouatée
du ciel.
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